Il y a bien des lunes, Spectre du Wendigo est née sous le nom de Doubhé. Son frère portait, quant à lui, le nom de Merac. Deux fabuleux noms d'étoiles pour deux fabuleux petits élevés par de fabuleux parents. Ils étaient domestiques, heureux au possible, dans une ambiance chaleureuse et de bons vivants. Enfin, pour un moment seulement. Elle avait presque cru qu'elle aurait pu être heureuse. Qui ne croit pas que la vie est un long fleuve tranquille, si petit ?

Elle n'avait que quelques lunes. Ses grands yeux avaient vu le drame se dérouler, impuissants, victimes de cet incendie qui dévorait son foyer. Les langues rouges dansaient devant ses yeux, comme pour se moquer d'elle et de sa si courte, misérable existence. Elles avançaient vers elle, résolues, gourmandes, attirées par ce petit bout de chair qui avait l'air si tendre à se mettre sous la dent … Mais son père, une fois qu'il eut attrapé Merac, se précipita vers elle, alors que ses poils brûlaient, et l'emmena en rampant en-dehors de la maison. Ils regardèrent encore longtemps l'incendie se développer, puis rapetisser à l'arriver des pompiers, jusqu'à s'éteindre.

La petite Doubhé mit du temps à intégrer la réalité de la mort. A ses yeux, les êtres étaient jusqu'alors éternels. C'était maman qui l'avait dit. Ça ne pouvait être que vrai, et tout cela n'était qu'une vilaine blague. Les blessures sur son corps étaient fausses. La douleur était fausse. La disparition de sa mère était fausse. Elle commençait cependant à présenter des troubles. Doubhé détestait qu'on coure vers elle. Elle associait ce geste à un danger, même si la charge était clairement fictive. De même, les crépitements, les reflets orangés ou rouges la terrifiaient et la faisaient entrer dans une rage folle.

Son père était déboussolé par ses crises, dont il ne comprenait pas la source. Il se résigna au fait que sa petite avait de graves séquelles de l'incendie. Elle niait aussi en bloc la mort de sa mère. Cela ne fit que le conforter dans l'hypothèse que sa fille devenait folle. Mais heureusement pour lui, elle n'était que rarement frappée par ses crises, le reste du temps, elle avait tout d'une enfant normale, calme et paisible. Un vrai petit ange.

Ils errèrent sans but longtemps. Le père de Doubhé et Merac était, de toute évidence, mauvais à la chasse. Il était fort peu aisé pour lui d'apprendre quelque chose à son âge, et ses prises étaient rares et maigres. Cependant, son instinct fut exacerbé le jour où un solitaire approcha du piteux campement qu'ils avaient établi. Se sentant en danger, le père se braqua contre cet étranger – il n'avait jamais rencontré de chats sauvages – avant qu'il n'ait pu expliquer qu'il ne leur voulait aucun mal.

Le combat fut rude, et le père gravement blessé. Voyant leur père autant en difficulté que le solitaire, Meric, à peine dix lunes, maigre comme un prisonnier, réussit à venir à bout du solitaire. L'adrénaline de la peur lui permit de réaliser cet exploit, qui n'aurait pas été possible non plus sans la première partie du combat acharné que leur père mena. D'abord hébétés par la mise à mort dont ils avaient été tantôt acteurs, tantôt spectateurs, le frère et la sœur ne purent rien faire pendant dix bonnes minutes. Leur père agonisait à leurs côtés, mais tout semblait si irréel qu'ils ne purent y croire.

Merac fut le premier à se remettre d'aplomb. Il s'approcha de leur père, l'invitant à se relever. Devant son absence de réaction, son regard s'assombrit. Doubhé se précipita sur son père et pleura sa mort. Anéanti, incapable de verse une larme, Merac s'approcha du cadavre du solitaire. C'était à cause de lui. Il méritait encore pire que cela. Encore pire que les corbeaux. Encore pire que les souris charognardes. Et puis il avait faim. Si faim. Merac commença à arracher la peau du malheureux. La manger.

Doubhé, lorsqu'elle se tourna vers son frère, fut horrifiée. Il avait un regard dément, mais curieusement plongé dans le vide, comme s'il se détachait de l'horreur qu'il commettait. Son regard croisa le sien. Doubhé tressaillit. Il s'approcha d'elle, doucement. Tétanisée, l'ancienne domestique n'arrivait pas à bouger. Il l'amena jusqu'au cadavre. Lui plongea le nez dans le sang, dans la chair.

« Mange ! Mange, Doubhé, qu'il ne soit pas mort pour rien ! »

Elle mâchait avec difficulté, elle finit même par vomir. Il eut un grognement dédaigneux.

« Tu préfères crever de faim ?
- Non je …
- Alors mange ! »

La carcasse leur servit de repas trois jours durant. Puis la vie s'y développa, l'odeur devenait insupportable. Merac partit enterrer le solitaire, prenant sur son dos la sale besogne, comme toujours.
Mais le souci, c'est que Merac se découvrit une passion pour la chasse. Ce que sa sœur ne partagea pas. Elle ne pouvait avaler aucune souris, aucun écureil, aucun insecte. Elle buvait de l'eau pour remplir son estomac, et maigrissait tandis que son frère reprenait du poil de la bête.

Mais un jour, Merac ne revint pas de la chasse. Elle l'attendit patiemment. Un jour. Deux. Trois. Il ne reviendra pas. Doubhé n'y croyait pas. Il ne pouvait pas disparaître aussi. Elle partit à sa recherche, il s'était probablement perdu. Pire : on l'avait enlevé ! On avait enlevé Merac, elle devait le retrouver !

Elle prospecta dans la forêt, le ventre vide, l'air agard. Elle rencontra un chat. Un hurlement de joie lui échappa et elle fonça vers lui. Et la silhouette fonçait vers elle. Elle prit peur. Doubhé entendit une branche se briser. Comme un crépitement. Comme le crépitement d'un feu. Son sang ne fit qu'un tour. Ce n'était pas Merac !
Après, elle ne se souvient plus trop. Des images précipitées, le sang qui bat ses tempes comme des tambours de guerre, sa vision floue, des cris, partout des cris, puis des crépitements qui la rendaient plus folle de rage et de terreur en même temps. Puis plus rien. Le calme absolu, et la gorge de l'étranger dans sa mâchoire. Car non, ce n'était pas Merac. Ce n'était pas Merac. Ce n'était plus qu'un cadavre entre ses crocs sales.

Elle mangea. Il ne fallait pas qu'il soit mort pour rien. C'était Merac qui l'avait dit. Il fallait manger ceux qu'on tuait, c'était une règle.

Seize lunes, elle n'avait toujours pas retrouvé son frère. Elle avait espionné des solitaires et des chats de Clans. Elle avait commencé à apprendre comment le monde de la forêt fonctionnait. Mais elle ne savait toujours pas chasser. Elle savait seulement se battre. Doubhé entendit des légendes racontées par les chats sauvages. Certains se riaient des mythes des humains. Mais c'étaient ces histoires qui la passionnaient le plus.
Un jour, elle entendit parler d'une bête étrange. Le Wendigo. C'était un loup qui se tenait sur deux pattes, une bête monstrueuse. Elle tuait les humains pour se repaître de sa chair. Elle était cannibale. C'était ce qu'ils répétaient. Elle ne savait pas ce que cannibale voulait dire, mais le mot de Wendigo lui plaisait bien. Elle le retint parmi ses mythes favoris.

Cependant, un jour, elle tomba sur une patrouille de chats de Clans. Incapable de définir leurs odeurs et les limites de leur territoire, elle était tombée sur les terres du Clan de l'Ombre. On envisagea de chasser cet être immonde, sale et à l'air sauvage. Mais une guerrière s'attendrit de l'air terrifié de la jeune chatte.

« Comment t'appelles-tu ?
- Doubhé.
- D'où viens-tu ?
- Je ne sais plus.
- Tu voudrais venir avec nous ?
- Merac est avec vous ?
- Non.
- Vous en êtes sûrs ?
- Certains. »

Elle n'avait pas confiance. Elle devait les rejoindre pour s'en assurer.

« D'accord. Ce n'est rien. Je vous suis. »

Et c'est ainsi qu'elle intégra le Clan de l'Ombre. Aujourd'hui, elle a vingt quatre lunes et se comporte la plupart du temps normalement. Heureusement pour elle, fort peu de branches jonchent le sol des territoires du Clan et peu l'ont vue entrer dans ses transes folles. On lui reconnaît d'excellentes capacités de combattante mais de piètres connaissances de la chasse, lacune irrattrapable. Elle est souvent affectée aux patrouilles et se plaît dans ce Clan, dans lequel elle finit par s'installer. On décida de la renommer pour adhérer aux traditions du Clan. Elle demanda une faveur.

« J'aimerais un nom qui contient Wendigo.
- Pourquoi ?
- C'est un hommage à mon père.
- Très bien. »

Le soir-même, on la nomma avec les apprentis qui passaient guerriers.

« Nous t'appellerons désormais Spectre du Wendigo. »

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