♣ La nuit est sombre et pleine de terreur. ♣
Danse de la Tigresse

Le Clan du Vent pénétra prudemment dans les profondeurs des Hautes Pierres. La traversée n’avait pas été sans risque, la Lande étant en proie à une véritable tempête. Le vent ne nous était pas inconnu, loin de là, mais jamais n’avait-il atteint une telle ampleur depuis ma naissance. Épuisée et de mauvaise humeur, je ne pouvais m’empêcher de repasser le souvenir de l’incendie détruisant le camp du Vent dans mon esprit - je savais que je ne supporterais pas de voir notre territoire à nouveau ravagé. Les éléments semblaient s’acharner contre nous. Quand est-ce que tout ce malheur prendrait-il fin ? J’avais vu les arbres se déraciner les uns après les autres, la terre sableuse se soulever et nous fouetter le visage, et la pluie s'abattre férocement comme pour nous chasser des terres que nous chérissions. Je me surpris à m’interroger sur le rôle qu’occupait le Clan des Étoiles dans cette catastrophe. M'infligeait-il une punition pour mon incapacité à diriger le Clan correctement ? En voulait-il à Étoile Constellée d’avoir menti aux siens et de ne pas avoir choisi de lieutenant ? Mais je compris bien vite que le Clan du Vent était loin d’être le principal concerné.

Des parois glacées de la grotte s’échappait une odeur caractéristique d’humidité et de calcaire, remplacée peu à peu par celle des félins qui l’occupaient. Une senteur forte et nauséabonde parvint faiblement à mes narines avant de s’intensifier. Nous n’étions plus seuls, à présent. Le Clan de l’Ombre fit son entrée. Lui non plus n’en menait pas large : ses fiers guerriers semblaient aussi épuisés et misérables que les chats de la Lande. Les Hautes Pierres seraient donc notre refuge commun. Les Clans de la Rivière et du Tonnerre ne tardèrent pas à nous rejoindre. J’aperçus des visages inconnus dans la foule qui s’amassait à l’entrée de la grotte, en déduisant que quelques Solitaires étaient également venus nous tenir compagnie. Eux aussi avaient dû fuir la tempête. Nous étions tous dans le même bateau. Alors que certains semblaient réticents à la présence des Clans rivaux, je me sentais étrangement rassurée parmi tous ces félins rescapés. Je ne savais pas encore comment nous allions nous en sortir, comment nous allions nous organiser et nous répartir les tâches. Mais en restant soudés, tout devrait bien se passer.

Je fus soulagée de voir que les guerriers adverses se mêlaient à ceux de mon Clan, discutant sereinement pour la plupart et se cherchant un endroit pour dormir. Je posai auprès de sa mère le jeune chaton que je portais dans la gueule, prenant d'abord soin de lui donner quelques coups de langues pour le réchauffer. Je me retirai à l’écart du groupe, saluant quelques connaissances au passage et assurant aux plus inquiets que nous étions enfin en sécurité. Après m’être installée dans une crevasse de la paroi, j’aperçus le pelage tigré de notre chef dans la foule. Un chat que j’identifiai dans l'obscurité comme étant Interminable Tango s’approcha de lui, l’air préoccupé. Intriguée, je tendis l’oreille pour essayer d'entendre des bribes de conversation.

« ...pouvons pas rester ici. ...trouver de quoi manger et je crois ... commencer la recherche par l'exploration de ces tunnels. ...doivent renfermer au moins quelques proies. De cette manière, nous pourrions survivre ... si nous sommes coincés ici... Évidemment, je me porte volontaire pour ces explorations. Sachez également que je ne tenterai ... votre accord. »

De plus en plus intéressée, je décidai de ne pas intervenir et de guetter la réaction du matou tigré. Explorer les tunnels n’était pas une mauvaise idée en soi, mais qui sait quel genre de dangers pouvaient s’y cacher ?

Résumé:

La nuit est sombre et pleine de terreur
Réglisse

Réglisse attendait avec appréhension la réponse de l'apprentie rousse à sa "provocation passive". Celle-ci ne se fit pas attendre, encore plus houleuse que sa dernière prise de parole:

"Aider le clan du tonnerre ? Tu devrais plutôt aller voir le clan du vent, avec leur chef minable ils n’ont pas l’air de pouvoir s’en sortir seuls ! Ah, mais je doute que tu puisse nous être d’une quelconque utilité, je suis certaine que tu n’a jamais attrapé ne serait-ce qu’une souris… Et le clan du Tonnerre bénéficie d’assez d’apprentis talentueux pour se débrouiller seul ! Elle le toisa, le regard assassin. Et puis j’espère que tu va faire un saut dans la rivière avant de nous rejoindre, je ne supporterai pas ton odeur infecte imprégner ma truffe ne serait-ce qu’une nuit ! "

Sur ces mots blessants, la félin pris un air princier et s'éloigna loin des deux jeunes chats. Réglisse soupira. Il espérait vraiment que les autres apprentis ne se sentiront pas à ce point supérieur vis-à-vis de lui, auquel cas il risquerait d'en baver. Au moins, la jeune chatte devait avoir intégré l'idée qu'il les rejoindrait, puisque qu'elle ne voudrait pas dormir près de lui. Pourtant, il n'avait pas l'impression d'avoir une odeur si désagréable.
Un peu plus loin et à l'abri de leurs oreilles indiscrètes, Lune Ensanglantée intercepta l'apprentie. Le solitaire et l'ombreux ne pouvaient les entendre parler, mais la guerrière sombre ne semblait pas vraiment avoir apprécié le comportement de la jeune chatte. Tant mieux.

Nuage du Matin, qui n'avait pas pris la parole tout le long de l'altercation, lui fit une moue attristée. Visiblement, ce n'était pas la première fois qu'il voyait une dispute de ce genre au sein d'un clan.

"Malheureusement Réglisse, ce genre d'altercation sera ton lot quotidien pour un long moment"

Le solitaire n'en doutait pas une seule seconde. Il avait déjà pu observer le comportement des autres chats à son égard, et même si beaucoup semblaient l'accepter malgré tout, certain ne voulaient catégoriquement pas avoir affaire à lui. Le noiraud était angoissé à l'idée qu'on puisse lui mener la vie dure. Il fera tout pour gagner la confiance de son clan.
Voulant changer de sujet, l'ombreux, revenu à sa curiosité initiale, le questionna :

"Raconte-moi ta vie chez tes bipèdes ! Pourquoi les quitter ?"

Ce n'était pas une question qui ravissait Réglisse. Cette période bien trop longue de sa vie n'était ni très heureuse, ni très palpitante. En réalité, il avait vécu plus de choses dans la forêt en moins d'une journée qu'il en avait vécu tout au long de sa vie chez les bipèdes. Mais apparemment, Nuage du Matin avait une grande soif de connaissance, et le solitaire daigna lui conter son expérience.

Et bien... Ce n'était pas une mauvaise vie, j'avais de la nourriture, de l'eau, et tout ça... le noiraud ne savait pas trop quoi dire, alors son explication fut brève. Mais les bipèdes me laissaient enfermé. Je me suis enfuis, c'est la première fois que je sors, aujourd'hui. Et c'est la première fois que je vois d'autres chats, aussi, du coup... J'ai un peu de mal à m'exprimer. Finit-il.

Il se dandinait d'une patte à l'autre, ne trouvant pas son histoire très détaillée. A la place, il préféra continuer sur une question.

"Et toi, tu es bien dans le Clan de l'Ombre ? C'est comment, là-bas ?"

► NUAGE MORDORE

Doré était affolé. Il était un des seuls membres de son Clan à peu près intact, seules quelques égratignures parsemaient son pelage. Il avait mal à une patte - ses coussinets étaient sanguinolents et brûlés - mais rien d'autre ne le faisait souffrir. Non, il n'était pas affolé par ses blessures, ni même le fait que les quatre Clans se retrouvaient tous dans la même grotte pour fuir une tempête. Malgré sa méfiance naturelle à l'égard du Vent, du Tonnerre et de l'Ombre, pour la première fois, il s'en fichait comme de sa première toilette. Il cherchait sa meilleure amie, disparue parmi tous ces chats inconnus formant une marée sombre et anxieuse - toutes ces odeurs d'angoisse et de peur l'assourdissaient. Doré se faufila entre les guerriers, les chatons, les apprentis et les reines, ignorant ceux de son propre Clan. Il cherchait Ereth. Il l'avait laissée à Pluie Torrentielle quelques minutes, blessée et sans connaissance, mais il avait ensuite aperçu le guerrier tout seul, loin d'elle. Une angoisse sourde l'avait glacé d'effroi.

Il esquiva un chaton maladroit qu'une reine prit par la peau du coup et lui décochant un regard d'excuse. Il s'inclina devant elle - peu importe son Clan - et, pressé, reprit sa recherche incessante. Il frôla Cascade Silencieuse qui soignait quelques chats, mais pour la première fois, cela ne lui fit rien du tout. Tout son être était concentré sur cette peur sourde qui l’envahissait peu à peu. Une infime partie de lui seulement se réjouissait que la jolie guérisseuse soit saine et sauve. Il fila vers une paroi et se hissa sur un rocher un peu surélevé dans l'espoir vain de repérer Nuage de la Panthère parmi tous ces chats. Il vit des patrouilles de guerriers disparaître dans les méandres des tunnels - sans doute à la recherche d'informations pour leurs Chefs. Finalement, il crut apercevoir une fourrure noire familière et sauta de son petit promontoire dans la direction du pelage entraperçu.

Ce n'était pas Ereth. Il fit demi-tour, de plus en plus inquiet, quand une voix familière retentit à ses oreilles. « S'il vous plait, n'importe qui ... » Il eut un sursaut et se précipita vers sa meilleure amie, allongée sur le sol froid, blessé et en si mauvais état. « Ereth ! » Doré coula sa tête sous le ventre de sa meilleure amie et la redressa. Elle était maintenant assise et appuyée contre la paroi. Elle s'était installée dans un coin calme, isolé, loin de toute l'agitation des autres félins. Doré s'assit face à elle. « Tout va bien ? Tu ... » Il s'étrangla en prenant conscience de son état. Du sang partout, une patte horriblement tordue et blessée. « Il faut que j'aille chercher C... » Il eut une petite inspiration tremblotante. A présent qu'il s'était calmé en retrouvant Ereth, la guérisseuse reprenait ses droits sur son cœur ... Malgré ses efforts pour effacer son amour interdit et secret pour la jolie jeune femelle. Mais Ereth était blessée, par le Clan des Étoiles ! Il n'allait pas renoncer à aller chercher du secours pour elle, même si ses sentiments étaient interdits, même si ça le terrifiait, même s'il faisait tout pour éviter ... « Cascade Silencieuse. Je vais l-la chercher ... Tu peux attendre ici ou tu ne veux pas rester seule ? » Il espérait déjà qu'elle lui dise de rester. Il appellerait un autre matou qui irait chercher la belle aux yeux de miel. Hum. La guérisseuse.

> NUAGE MORDORÉ

Ereth leva ses yeux bleus vers lui, et il hésita. Qu'allait-elle dire ? Qu'il lui fallait partir ? Rejoindre la seule chatte qu'il voulait éviter au monde ? Aussitôt après ces pensées, il se sentit égoïste. Comment pouvait-il se soucier de choses pareilles alors qu'elle était sûrement à l'agonie ? Un peu calmé quoique culpabilisé, il écouta sa réponse en faisant taire tout sentiment de soulagement.

« Non, ne pars pas ... Je n'ai pas besoin de soins, j'ai ... j'ai besoin de toi ... » Doré frémit, au supplice. Il refusait de la voir perdre son entrain à cause de sa souffrance. Il acquiesça d'un hochement de tête, la rassurant. Il ne partirait pas. Il vit sa blessure à la tête et chercha autour de lui quelque chose pour éponger le sang. Pas de feuilles, pas de mousse ... Là ! Une toile d'araignée ! Il jeta un œil anxieux à sa meilleure amie et lui souffla : « Je vais juste chercher quelque chose pour ta tête » Il lui donna un coup de langue réconfortant et s'approcha de la toile. Après quelques secondes d'hésitation, il l'enroula autour de sa griffe et s'approcha d'Ereth. Il plaqua la toile, tout doucement, mal assuré, sur sa tête, la fixant sur les poils sombres, et recula pour regarder s'il avait bien positionné la toile. Il n'était pas guérisseur, mais il avait déjà vu faire. Il savait donc, en tout et en seule connaissance médicale, que les toiles d'araignées stoppaient l'hémorragie. Il eut un soupir soulagé en voyant le sang arrêter de couler sur le sol.

« Ça marche » miaula-t-il, rassuré. « On va attendre que tu ailles mieux pour ... » Pour quoi ? Il ne savait pas vraiment. Il reprit sa phrase. « On va attendre que tu ailles mieux. Tu veux te reposer ou tu veux qu'on parle, qu'on marche ? Je suis à ton service jusqu'à ce que tu sois guérie. » Il eut un petit sourire, tentant d'en faire fleurir un sur le visage de son amie.