L’histoire de Patte du Phœnix est triste et sombre, certes. Mais qu’elle le soit où non, celle-ci ne trouva pas d’accroches suffisantes dans ce cerveaux de nouvelle-née pour parvenir à si graver.
Le lieu de sa naissance n’était pas un lieu que l’on recommanderait aux mères sur le point de donner la vie. Mais la sienne n’en eut pas le choix.
Le lieu de sa naissance était un lieu hostile, où la loi du plus fort régnait.
Le lieu de sa naissance était un endroit dont on ne pouvait s’extirper sans y perdre quelque chose.
Elle, elle y perdit tout.
Sa mère. Parlons en. Une chatte à la fourrure dont la noirceur ferait concurrence à la nuit, qui vécut durant des années dans un foyer de bipèdes, puis fut abandonnée lorsque ceux-ci déménagèrent. Elle erra, survivant difficilement. Elle n’était pas une chasseresse étant donné qu’elle n’avait jamais eu à chasser sa nourriture. Son poil n’était pas bien épais, puisque pendant la journée soit elle se prélassait au soleil, sans l’ombre d’un soucis, soit elle restait au chaud, entre quatre murs, le soir venu, elle se lovait devant la cheminé et lorsque la nuit tombait, elle allait se réfugier sous les draps de sa petite maitresse qui la caressait jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Une errance, donc, qui dura plusieurs lunes. Un jour, elle rencontra un mâle, qui sembla touché par l’histoire et la situation précaire de la jeune chatte. Il décida de rester avec elle, d’en prendre soin et de la protéger. L’amour entre eux ne tarda pas à montrer le bout de son nez. Ils étaient très bien installés. Dans un petit village tranquille, où une petite grange remplie de paille leur servait d’abri, où les seuls autres chats n’étaient que domestiques et pas dangereux, et où le seul chien du petit hameaux était aussi, par chance, le seul chien de la terre à ne pas courser les chats. Le printemps arrivait aussi timidement que leur amour l’un pour l’autre grandissait. Toutes les conditions étaient là pour qu’ils pensent à leur descendances. Ils eurent une première portée de quatre chatons. L’un ne survécut que quelques jours. Un autre parti à l’aventure, le troisième se fit accepter chez des bipèdes d’un village voisin, et le tout dernier décida de rester avec sa mère et son père.
Vingt-quatre lunes passèrent depuis la naissance de la première portée quand l’envie de ravoir des enfants refit surface. Au même moment, le fils ayant choisi de rester auprès de ses parents manqua de se faire écraser par une voiture. Le bipède, dans toute son intelligence, appela la fourrière, qui trouva ensuite le nid des chats, et les embarqua tous dans une camionnette blanche. Pour la petite famille, être ainsi arrachés à leur logis leur brisèrent le cœur. Pendant toute la durée du voyage, ils pleurèrent leur bonheur perdu. Mais ils prièrent aussi. Ils prièrent le ciel de ne pas être séparés, que cela soit dans la vie ou dans la mort. Malheureusement, elle ne fut pas exaucée. La fourrière se trouvait au centre d’une grande ville, où rond point et feux rouges se succédaient. Le conducteur de la camionnette n’était pas franchement un honnête homme et avait déjà fait une ou deux pauses dans des cafés, histoire de se réhydrater au whisky. Cela ne rata pas. A un rond point, une voiture de luxe roulant sans prendre en compte les limites de vitesse, plus une camionnette dont les réflexes du chauffeur étaient partiellement, voire totalement, effacés par l’alcool, est égal à un accident. Je vous en passerais les détails, et ne vous informerez que du sort de la famille de chat. Les cages où se trouvaient le père et le fils étant à l‘avant, ils furent tués sur le coup. Le choc produit par l’accident fit sauter le verrou de la cage de la mère (comprenez par là qu‘il fut… totalement détruit), qui elle, était la toute dernière à l’arrière. Elle réussit donc à en sortir à l’abri des regards, évita quelques voitures et alla se réfugier quelques dizaines de mètres plus loin. Et là, elle attendit.
Qu’attendait-elle? Eh bien ce qu’une mère doublée d’une compagne est censée attendre lorsqu’elle ignore qu’elle a tous perdu.
Effectivement, ce ne fut que lorsque la camionnette fut redressée pour être évacuée qu’elle vit le sang rouge vif des deux mâles qui comptaient le plus pour elle souillé la blanche peinture de l’engin en coulant à travers les petits trous permettant aux animaux de respirer. Il ne pouvait y avoir d’erreur possible. Elle savait qu’ils avaient tout deux été enfermés dans celles-ci, elle l’avait vu puisqu’elle avait été la dernière à être enfermée.
Elle ne versa pas une larme. Pas une seule. Et elle n’en a plus jamais versées. Jamais. Elle ne pouvait plus. Elle n’était à présent qu’une coquille vide. Et une coquille vide pleure-t-elle? La réponse est non.
Une coquille vide, ai-je dis. Eh bien pas si vide que cela. Car la chatte qui à présent avait un regard vide fixé sur l’accident qui venait de se dérouler était de nouveau enceinte. Elle attendait encore une portée. Mais cela elle ne le savait pas encore. Si elle l’avait su, elle ne serait pas restée où elle se trouvait.
Laissez moi vous le décrire, cet endroit où elle n’aurait jamais du rester.
Les bipèdes appelaient ça une
cité HLM. Nous passerons sur le comportement qu’y avait les bipèdes et nous nous concentreront sur celui qu’y avaient les chats.
Ici, ils étaient froids, sans cœur. Tout était une question de pouvoir, de territoires, de descendance, de combats, de violence. Les chats n’aimant pas vivre dans ce genre de climat ne pouvaient s’en échapper, car ils y étaient retenus par la force, par le chantage ou tout autre pratique déloyales et fourbes. Personne ne s’enfuyait sans en subir des conséquences.
Lorsque notre petite chatte se rendit compte qu’elle portait encore un enfant, elle paniqua. Elle réfléchit durant des semaines et des semaines à ce qu’elle allait en faire. Allait-elle l’élever dans cette sinistre et malsaine ambiance? Non, il n’en était pas question. C’était la dernière chose qu’il lui restait de son amour disparut. Elle se promit de l’écarter à tout prix de cette infernale prison.
Cela se passa une nuit. La lune était pleine, le vent soufflait à en faire trembler les immeubles. Heureusement, la température était plutôt clémente.
Pour mettre bas, mieux valait se cacher des regards indiscrets. Et c’est ce qu’elle fit. Derrière une benne à ordure. Il était important que l‘événement reste secret. L’accouchement fut exténuant, épuisant. La plupart des forces vitales la quittèrent, mais elle avait une dernière chose à faire, avant de se reposer. Elle fit au mieux pour sécher la minuscule boule de poil qu’elle venait de mettre au monde, afin de la protéger au maximum de la température qui, même supportable, était bien trop basse pour un être aussi fragile. Elle se leva ensuite avec difficulté, inspira et expira au plus qu’elle le pouvait, saisi entre ses mâchoires la petite chose noire, la souleva comme elle le pouvait, et partie en courant le plus vite possible.
Elle en était sûre, derrière elle se lanceraient bientôt une horde de chats furieux de perdre une âme égarée sur laquelle ils avaient un total pouvoir, et une autre qu’ils n’auraient aucun mal à soumettre. C’est pourquoi il fallait se faire la plus discrète et la plus rapide possible. La discrétion n’était pas un problème. La petite chatte était noire comme la nuit et avait une silhouette extrêmement fine. Elle n’était qu’une ombre parmi tant d’autres. En ce qui concernait la vitesse, c’était plus délicat. Depuis l’accident, elle n’avait mangé que ce qui lui fallait pour survivre, et guère plus quand elle avait apprit qu’elle serait bientôt de nouveau mère. D’autre part, l’accouchement l’avait poussé à bout de force, et elle devait porter son petit et très précieux trésor, qui, même s’il n’était pas bien lourd, l’était assez pour l’entraver dans sa course.
Les lampadaires défilaient les uns après les autres. De même pour les panneaux de signalisation. Sauter d’un trottoir à l’autre, éviter ces monstres de métal meurtriers, ainsi que les éventuels chiens qu’elle pourrait croiser. Bientôt, tout ceci commença à se faire rare. Il n’y avait plus de trottoir. Les lampadaires et les panneaux n’étaient plus qu’une petite dizaine dans les rues, puis il n’y en avait plus que deux au maximum. L’herbe apparut sur les bas côtés, puis des arbres, ici et là. Et enfin, plus de bâtiments, plus de lumières, plus rien d’autre qu’une bande de goudron puant et des champs qui s’étendaient à perte de vue. La chatte noire continua encore un peu, puis se réfugiât dans des hautes herbes.
Elle déposa son petit colis, la dernière chose qu’il resterait d’elle dans ce monde, hormis bien sur ses premiers enfants, qu’elle n’avait cependant jamais bien connu. L’animal frissonnait. Pas étonnant vu le peu de poil sur son dos. Il piaillait aussi. Ses petits yeux étaient clos, et le seraient encore pour quelques temps. Ce spectacle tira une larme à la pauvre mère, qui s’enroula autour de la boule de poil afin de la réchauffer. Pas question d’y passer un coup de langue, cela ne servirait qu’à refroidir encore plus le petit chaton. En revanche, se serrer autour de lui fut une très bonne idée. Les piaillements cessèrent, succédés pas un soupir de soulagement presque inaudible. Cependant, ce petit bonheur fut très vite écourté. Au loin, des voix se firent entendre.
« … passée par ici… son odeur… dirigée vers les champs… la rattraper… bougez vous… »
Elle intercepta assez de conversation pour savoir que ces chats parlaient d’elle, et qu’ils étaient de toute évidence ceux chargés de la ramener à la cité. Elle se releva d’un bond, saisi entre ses dents la peau fine et fragile de sa petite fille, et s’enfuit, rasant le sol afin de ne pas être repérée.
Elle courait aussi vite que ses pattes le lui permettaient. Il fallait qu’elle trouve ce qu’elle cherchait. Et vite. Ses forces vitales l’abandonnaient à une vitesse à peine croyable. Par opposition, dans son esprit, elle se pensait capable d’absolument tout pour réussir à sauver ce petit être dont le futur ne dépendait que d’elle. Les herbes battaient ses flans comme battaient ses pattes contre le sol pour essayer de gagner de la vitesse. Elle entra dans un petit bois.
Soudain, partout, des odeurs. Des odeurs de chats. Elle avait trouvé ! Enfin, elle avait trouvé ce qu’elle cherchait ! Et d’après ces odeurs, les chats passaient souvent dans cet endroit. C’était parfait ! Une soudaine bouffée de bonheur et d’euphorie la submergea. Elle déposa son petit paquet par terre, alla aplatir des fougères, le ressaisit entre ses dents, et l’y déposa délicatement. Elle fit ensuite un petit tas de feuille juste à côté, ayant l’intention de recouvrir la petite forme noire avec une fois qu’elle… qu’elle… qu’elle aurait fait ses adieux… Elle avait tellement de mal à se dire que ne jamais elle ne connaitrait sa fille, que jamais elle ne pourrait la voir grandir, la voir vivre. Mais c’était une évidence, qu’elle devait accepter.
Alors, tout comme la vague d’euphorie qui l’avait envahit il y a quelques secondes, une vague de larme coula sur son visage. Elle posa doucement sa tête sur le petit corps transit, et c’est avec rage que monta de sa gorge un cri de douleur si silencieux qu’il n’en était que plus déchirant. Elle pleura, et pleura. Encore. Durant des siècles. Ou était-ce des décennies? Des années? Des jours, ou bien des heures? Non. Ce ne fut que quelques minutes. Le temps pressait.
Alors elle se redressa, et décida d’être forte. Pour sa fille.
Et elle prononça les mots suivant avec tellement d’émotion dans la voix qu’on aurait dit que même l’univers s’était penché sur cette drôle de scène pour entendre ce qu’elle disait, pour apprendre ce que le verbe
aimer voulait réellement dire. Car oui, en cet instant présent, on aurait dit que la petite chatte était supérieure à l’univers, tellement ce qu’elle ressentait était au dessus de tout.
« Tu n’as plus de famille. Tu es seule. Tu n’as plus rien. Tout ce que tu possédais et aurais pu posséder est parti en flamme. »
Elle pencha sa tête, elle était à quelques centimètres de la boule de poil, qui avait à présent cessé de pleurnicher. Elle ne faisait plus aucun bruit. Et la forêt non plus. Tous écoutaient les mots qui étaient prononcés. Plus un feuillage ne bruissait, plus une brindille ne craquait, plus un oiseau ne volait.
Le temps c’était arrêté. Car même lui écoutait.
Et dans un chuchotement qui retenti au-delà des limites du monde, elle continua.
« Tout autour de toi n’est plus que cendre, ma fille. Mais… Ecoute moi attentivement, et retiens, malgré ton jeune âge, ces mots. »
Aucun bruit. Rien d’autre que la douce voix.
« Tu renaitras de ces cendres. Tel un phœnix. Et… Tu vivras. Pour nous tous… »
Une dernière larme, qui s’infiltrat parmi les fins poils de la petite qui était à présent roulée en boule.
La mère se redressa une dernière fois. Regarda intensément sa fille, puis tourna le dos, et repartie en courant, avec l’espoir que quelqu’un tomberait par hasard sur cette dernière. Rien n’était sur, mais elle se convainquit que cela arriverait.
Elle se dirigea par là où elle était venue. Droit sur ceux qu’elle fuyait depuis des heures.
A présent, il fallait qu’elle se fasse repérer, pour qu‘ils s‘occupent d‘elle, et non de ce qu‘elle venait de cacher. A présent, il fallait qu’elle éloigne ces chats immondes de sa vie.
Car sa vie, désormais, c’était sa fille.
Tel un phœnix… Tu renaitras de tes cendres… Et tu vivras… Pour nous tous.