Une nouvelle journée s'annonçait. Les arbres bourgeonnaient. Les fleurs s'ouvraient. Les parfums volaient dans le vent. L'astre solaire protecteur inondait de lumière la Grande Place. Et pourtant un dur labeur incombait à la guérisseuse. Cette nuit, en rêve, le Clan des Étoiles était venu. Le temps était venu pour elle d'emmener son apprentie à la Pierre de Lune, pour recevoir son nom d'apprentie Guérisseuse. Mais d'abord, elle. La femelle écaille se redressa tout en douceur, puis entreprit une longue toilette. Après s'être faite propre, elle se leva, et observa la Grande Place. Le Camp commençait déjà sa petite vie. Les chatons miaulaient et se chamaillaient, les apprentis s'entraînaient et se faisaient les griffes, les guerriers dégustaient les proies bien dodues et les anciens faisaient, comme à leur habitude, les commérages journaliers. Elle leur rendit visite.

“Alors, belle journée n'est-ce pas ?”

Les vieux matous acquiescèrent, et un en profita pour dire qu'il n'avait jamais un jour si parfait, si radieux. Un autre, gris de pelage aux yeux noirs corbeau, geigna. Une longue coupure lui balafrait la patte. La guérisseuse le questionna sur son origine, et il lui dit qu'il s'était peut-être approché d'un peu trop près du buisson de la Pouponnière. Perle de Nougatine fila vers sa tanière envahie de soleil. Elle dut cligner des yeux pour ne pas être éblouie. Elle prit du Cataplasme de verge d'Or, des toiles d'araignées, des graines de pavot et un onguent de mille-feuilles. Elle dût transporter tous ces remèdes un à un vers la souche des anciens, d'une part car elle ne pouvait pas les prendre tous dans sa gueule, d'autre part si elle avait pût les prendre, elle n'aurait pas eut la force de supporter toutes ces exhalaisons enivrantes. Cela prit un sacré bout de temps, et dès qu'elle eut fini, elle s'attela à sa tache. Le mâle gémit, puis s'endormit sous l'effet des graines de pavot, assommantes. Sa tête retomba lourdement sur le sol sablonneux. Perle de Nougatine écouta sa respiration, s'approcha de sa gueule et sentit le souffle chaud lent. Tout allait bien.

“Aller, bonne fin de matinée !”

Elle se retourna vers la Tanière des Apprentis. L'ombre envahissait l'antre, normal, puisque l'entrée donnait vers l'Ouest. Un air frais tourbillonna autour de la chatte écaille, ce qui lui fit du bien. Elle pénétra dans la Tanière des jeunes félins, puis héla son apprentie.

“Cœur Blanc ! Cœur Blanc !”

Paupières clauses, Coeur Blanc faisait mine de dormir. Encore une excuse pour ignorer la réalité, qui pourtant était si présente autour de la jeune chatte. Elle était cernée, acculée par des sons, des parfums et de la lumière. Autour d'elle tout était vivant, tout respirait. Pourquoi ne voulait-elle pas regarder la réalité en face ? Par lâcheté ? Par peur ? Sans doute pour les deux à la fois. Pour la première fois au cours de son existence, sa vie semblait avoir pris un tour réel. Exister au regard des autres lui faisait peur, c'était si nouveau pour elle... Autrefois, elle ne vivait qu'à travers des souvenirs et des rêves. La vie était facile, mais était-elle heureuse avant ? Pas vraiment, solitaire, elle errait à travers les terres libres, ne croisant qu'en de rares occasions des congénères, les seuls moments heureux étaient ceux qu'en rêve, elle passait avec sa défunte mère. Maintenant, plus rien n'était pareil et il semblait qu'elle avait trouvé sa véritable place. Elle vivait a sein d'une famille soudée, son clan, cette idée lui avait semblé étrange au début, mais elle avait fini par s'y habituer. Si bien qu'elle en venait à se demander comment elle avait pu vivre sans cette sensation d'appartenance à un groupe.


"Coeur Blanc ! Coeur Blanc !"

Exactement les mots qu'elle redoutait entendre. Son mentor l'appelait à travers la paroi vermoulue de la souche creuse qui servait de gite aux apprentis. Elle devait se lever et sortir sous le soleil de cette journée spéciale. Cette journée, elle la redoutait plus que les autres. Ce jour-là elles devaient se rendre à la pierre de lune elle et Perle de Nougatine pour que la petite chatte blanche reçoive son nom d'apprentie guérisseuse officiel. Puisque je suis obligée de l'affronter autant que je m'ouvre tout entière à la réalité.


« J'arrive, donne moi seulement un instant ! »

S'exclame t'elle avant de sortir au grand air. Elle s'arrête, assise à l'entrée de l'antre. La tête droite, elle se focalise sûr chacun de ses sens, les uns après les autres. Pour commencer elle ferme les yeux.
Je sens la terre sous mes pattes chaque petit éclat de pierre sous mes coussinets, je sens la fraicheur du sol encore humide de rosée. L'air est doux dans mon pelage, les rayons du soleil réchauffent ma nuque.
J'entends le pépiement des oiseaux, les petits cris des chatons qui jouent. Les voix des guerriers qui discutent et le vent qui bruisse dans les feuilles parviennent à mes oreilles. J'entends ma propre respiration.
Je sens le parfum du gibier sur la réserve et l'odeur de mon clan. Mon museau perçoit l'essence de la nature au réveil dans laquelle se mêlent humus, rosée et feuillages divers.
Elle ouvre les yeux.
Je vois la grande place, la patrouille de l'aube qui rentre au camp avec du gibier, les anciens qui prennent le soleil devant leur tanière et les reines qui surveillent leurs chatons turbulents. Si je regarde avec plus d'attention, j'aperçois un merle perché sur la branche d'un arbre à la limite du camp. Je peux distinguer la moindre petite fissure dans la barrière de ronce car elles laissent passer la lumière.
La réalité m'entoure, je ne dois pas la nier, mais la vivre intensément.
Enfin, Coeur blanc se sent prête à affronter cette journée.


« Veux tu manger un morceau avec moi ? »

Lui propose un autre apprenti.


« Merci c'est gentil mais, je n'ai pas le droit de manger dans la journée qui précède ma venue à la pierre de lune. De plus je crois que même si j'avais le droit je ne pourrais rien avaler... »

Répond-elle.
Elle se retourne et cours rejoindre son mentor à l'entrée du tunnel d'ajoncs.

(suite à la pierre de lune…)