Je crois ne pas m’être rendu compte, dans un premier temps, que je n’étais pas seul. Que je ne l’avais jamais été durant ces quelques mois de sommeil profond, cette sorte de pause avant même d’avoir commencé quoi que ce soit. C’était un petit peu étroit, mais je n’étais pas seul. Au début du moins. C’est comme se cogner la tête et être aspiré dans des abysses inconnus, tout en ayant jamais rien connu. Oublier. J’avais l’impression, durant ce temps-là, d’avoir oublié quelque chose de capital et en même temps qui ne dépendait pas de moi. C’était comme enfouir ses bras dans un mélange d’humus, de champignons et de pluie ruisselante. Une boue à la fois rafraichissante mais assommante. Ce n’est pas naître qui est compliqué, mais de se créer. C’était comme s’il pouvait sentir au fur et à mesure des jours et des semaines ses cellules se diviser, se multiplier, former les différentes couches organiques qui recouvraient son âme et qui finalement allait créer un corps. Quatre pattes, des moustaches, deux yeux, des organes. Et en même temps que cette vie entrait en lui – à moins que ce ne fût lui qui entrait dans la vie elle-même ? –, il eut l’impression de mourir. A petit feu, calmement, sagement. Il avait plus encore le sentiment de traverser le Styx plutôt que d’accéder quelque chose de grand, beau, lumineux ou immense. Non, il se retrouvait alors dans un étrange charnier où flottaient des cadavres, des cadavres qui n’étaient même pas nés. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Si ces choses-là n’avaient même pas atteint la vie avant même qu’un souffle inconnu vienne souffler ces claires, ces vacillantes bougies ? Flottant entre deux eaux, le petit s’interroge sans même en avoir conscience. Il avait du mal à respirer, d’ailleurs aucun air ne venait jusqu’à ses poumons, il ne pouvait contempler que du fond de ses yeux grands ouverts mais quasiment aveugles les quelques pâles rayons qui transpiraient de la prison où il se trouvait. Ou ils se trouvaient. Des chrysalides en suspension.

Les semaines passaient, il avait l’impression de se noyer tant il manquait de place. Les monstres silencieux l’accompagnant prenaient de l’espace, ils tentaient de s’agripper à lui comme pour l’envoyer dans de plus sombres ténèbres. Ils voulaient le tuer, ils voulaient qu’il devienne comme eux. Mais il manquait de force et eux étaient plusieurs, combien ? Quelques fois il en voyait deux, d’autres fois, plus, moins. Il n’y voyait rien de là où il était. Il n’y voyait plus rien. Il se ferait aveugle, muet et sourd s’il le fallait, mais il devait sortir de là. Car les forces lui manquaient, car ses forces l’abandonnaient. Ces ombres suspendues étaient que du bois mort, et pourtant elles le repoussaient et le dégoûtait. Combien de temps allait durer ce calvaire ? Bientôt, il n’eut à peine plus la place que de mettre ses yeux près de la paroi pour y capter les derniers rayons qu’il pouvait. Il avait la patte de l’un des autres monstres coincée juste à côté de sa tête, tandis qu’un autre se situait juste en dessous de lui. Il suffoquait sans même respirer. Non, il n’allait pas sombrer dans d’étranges abimes, il allait juste mourir, mourir comme eux, la vie l’avait pris en otage et maintenant l’exécutait sans même qu’il puisse aspirer à quoi que ce soit, vivre ne serait-ce qu’une demie seconde. Il n’allait rien savoir, il ne pourrait que se faire assimiler par cette masse dégoûtante qui lui dévorait le cœur et écrasait, en silence, sa cage thoracique. Son pauvre cœur n’avait alors que la taille d’une bille, les mêmes que celles avec lesquelles jouent les enfants dans la cour de récré. Il n’avait plus l’impression d’être quelqu’un, alors qu’il n’avait jamais été personne.

Et puis, la vie vint le toucher du bout des doigts.
Il n’était pas mort, il ne l’avait jamais été. Mais cette parenthèse, avant que son corps visqueux et humide, fragile, ne touche le sol et ne rencontre pour la première fois l’herbe, jamais plus ne quitta son esprit. Car avec ses frères et sœurs, une partie de lui-même s’était enfuie avec eux.