Tu es là, le vent souffle à tes oreilles. Depuis combien de temps n'es-tu pas retournée dans la forêt? Depuis combien de temps n'as-tu pas sentis le sol doux et meuble sous tes pattes habituées aux graviers?
Les souvenirs t'envahissent doucement, les images de ton enfance te remontent en mémoire. Tu revois ta mère, souriante au soleil, tes jeux innocents de chaton, tes éclats de rires face aux bêtises de tes amis.
Tes amis. Tes amis que tu as trahis. Tu croyais que tu pouvais contrôler le monde. Le sang t'a donné cette illusion, et chaque fois que tu trempes tes moustaches dans ce précieux liquide, ce fantasme te reviens en mémoire. Tu croyais être libre comme l'air, tu croyais pouvoir choisir ta vie de délinquante. Idiote. Ton père qui te manipulait comme une marionnette, et toi tu obéissais, trop heureuse de te rendre utile. Tu voulais l'éblouir, montrer que toi aussi tu pouvais tuer sans pitié. Tu as appris la ruse pour commettre le crime parfait. Tu courais avec lui, sillonnant la forêt à la recherche de proie. Au début, tu te contentais de tuer. Puis, tu as appris à faire souffrir. Et ça t'as plu. Beaucoup plus. Tu jouais avec ta proie, tu en faisais un objet. Et quand tu en avais marre, tu la laissais agoniser pour boire un peu du précieux liquide écarlate. Et ta victime souffrais de nombreuses heures, voir de nombreux jours avant de trépasser. Tu vivais un rêve qui en fait était un cauchemar. Un cauchemar qui se révéla soudainement comme un rideau tombe, dévoilant le derrière de la scène. Ton père te demanda de tuer ton dernier ami. Celui qui acceptait ta nature monstrueuse. Pourquoi lui? Quand tu lui avait posé la question, un sourire carnassier avait éclairé son visage mangé de cicatrices. La même beauté froide que toi l'habitait. Une beauté qui attirait tout autant qu'elle repoussait. Dans ses yeux brillait la réponse. Tu l'avais lu avec effroi: c'est ton point faible.
Peu importait, tu ne voulais sacrifier celui qui occupait chacune de tes pensées. Tu avais cessé de tuer, et tu t'amaigrissais lentement. Tu te laissais mourir. Ton père répugnait à te voir, et Canaille te harcelait de questions, de plus en plus inquiet. Pourquoi lui avoir expliqué ce jour là ce qu'avait demandé ton père? Une simple faiblesse? Sans doute. Ses yeux bleus étaient braqués sur toi, tentant d’extirper ton secret. Son odeur si douce près de toi. Tu en avais le tournis. Et tu avais avoué. Tout. Alors, il s'était mis devant toi, te défiant de le tuer. Je veux simplement te faciliter la tâche, ma belle, t'avait t'il dit.
Il était mort sans se défendre. Tu ne l'avais pas fait souffrir, et juste avant de te quitter il t'avait murmuré les mots que personne d'autres n'avaient osé te dire avant. Je t'aime.
Canaille était la dernière personne a t'avoir fait pleurer... La seule en réalité.
Soudain, tu arrêtas de courir. Ton cœur se mit à battre plus fort. La forêt ne t'entourais plus. Mais qu'est-ce qui t'entourais? Pas d'arbres. Pas d'immeubles. Pas de bipèdes. Rien. Tu étais dans le vide. Tu hurlas sans bruit, et deux yeux d'un vert intense te regardèrent. Tu te réveillas.
Rubis poussa un léger cris qui se répercuta dans les ruelles de la ville. Mais qu'est-ce qui lui avait pris de dormir ici? L'odeur âcre des machines était insupportable. En regardant autour d'elle, elle réalisa que le jour n'était pas encore levé, et les étoiles brillaient doucement dans le firmament noir d'encre.
Le rêve la hantait encore.
Cela faisait plusieurs nuits qu'elle rêvait de Canaille, et à chaque fois, c'était pareil: à la fin, le noir l'entourait et deux yeux verts l'observaient gentiment, presque avec condescendance. Elle ne supportait pas ce regard. A chaque fois elle avait l'impression d'être prise en pitié et elle détestait ça. Elle voulait inspirer la peur aux autres. Elle voulait que les autres, éblouis par sa beauté, lui jure fidélité. Elle voulait tout un lot d'esclaves à ses pattes.
La magnifique chatte rit à cette idée, et son rire résonna contre les parois des immeubles comme autant de petites gouttelettes d'aciers tranchantes.
Un léger raclement de gorge se fit entendre. Rubis se retourna d'emblée, ses yeux turquoises en alerte. Elle avait faim. Faim de sang. Mais elle s'arrêta net. Deux prunelles luisaient dans la pénombre de la rue. Et ces deux prunelles étaient vertes émeraudes.