Unfaithful quack in the dreams so wild ;

Rayures de Trèfle nageait sous l'eau, dans la rivière de son clan, et étonnamment elle n'avait pas besoin de remonter à la surface pour respirer. Elle nageait par longues foulées et se mouvait entre les plantes aquatiques avec grâce, observant au sol son ombre miroiter sur les galets. Au passage elle saluait certains poissons qu'elle croisait : oui, ils ne semblaient pas apeurés, comme si elle s'était transformée en poisson, et donc qu'elle n'était plus un éventuel prédateur.
Soudain, une truite aux écailles multicolores s'approcha d'elle et, d'un air apeuré, cria : « Trèfle ! TRÈÈÈÈÈÈÈÈFLE !!!! » L'interpelée, étonnée, se demanda pourquoi ses mots étaient à tel point déplacés par rapport à la situation : pourquoi le poisson criait-il de la sorte ? S'était-il mis en tête de percer les tympans de la jeune minette ? Celle-ci, les oreilles plaquées contre sa nuque afin d'échapper au cri strident, s'arrêta de nager et fixa la truite aux reflets colorés, la toisant d'un regard mauvais et froid. Un sourd grondement s'éleva de sa gorge tandis qu'elle dévoilait ses crocs.

« Combien de fois devrais-je répéter que je refuse catégoriquement qu'on m'appelle de cette manière ? Je m'appelle Rayures de Trèfle, crotte de souris, c'est pas pour les chiens ! » cria t-elle tout d'abord, les mots sortant de ses babines sans qu'elle n'ait besoin d'y réfléchir. Elle continua : « Et si c'est pour dire un charabia pareil, retourne te cacher sous ta pierre avant que je ne te mange ! » La femelle s'attendait à ce que l'animal aquatique fasse aussitôt demi-tour, piqué au vif; mais au contraire celui-ci resta planté là, soutenant le regard de son éventuelle prédatrice avec une insolence marquée.
Davantage que la colère, ce fut l'étonnement le plus total qui s'empara de la chatte tigrée, qui fixait maintenant la truite avec une seule question en tête : mais que se passe t-il ? Bientôt, d'autres questions vinrent compléter ce tableau si étrange : comment puis-je parler à un poisson ? pourquoi n'a t-il pas peur de moi ? ai-je un souffle qui me permette de rester aussi longtemps sous l'eau ? ...
Rayures de Trèfle doutait de plus en plus de la véracité de cet événement quand, sans s'excuser, un saumon vint la bousculer. La femelle se sentit prise de spasmes, comme si d'éternelles vibrations la retenaient prisonnière. Tandis qu'elle fermait les yeux, prise dans ce rythme infernal, elle se sentit aspirée; on aurait cru que la rivière l'engloutissait toute entière.

« Mais c'est pas vrai, Trèfle, réveille-toi !!! » Celle que l'on appelait en vain depuis de longues secondes ouvrit enfin les yeux sur le félin penché au-dessus d'elle : c'était un guerrier du camp. On voyait à ses yeux lançant des éclairs que ça ne l'amusait plus que la guérisseuse ait le sommeil si lourd. Perdue, encore divisée entre le monde réel et le monde du rêve, la tigrée s'assit et regarda les nombreux félins réunis autour d'elle. Leurs mines étaient toutes plus graves les unes que les autres; déboussolée, Rayures de Trèfle essaya d'imaginer la situation. Celle-ci était grave, on le devinait sans qu'aucun mot ne soit échangé. Comment la femelle pouvait-elle le savoir ? En temps normal, on l'aurait réprimandée de se réveiller si difficilement; là, les chats firent impasse de leurs critiques habituelles : « Un chaton a été retrouvé près de la rivière », commença l'un des guerriers réunis, la mine sombre; « Il est très malade, il faut que tu ailles le voir. Une patrouille est en train de le ramener au camp. » continua t-il, expliquant clairement l'événement nocturne d'un ton calme, comme s'il s'agissait d'un fait banal et tout à fait habituel. Océan Salé avait toujours été ainsi, reconnaissable par son étonnant sang-froid.
Rayures de Trèfle l'avait toujours apprécié pour cela : il était agréable d'avoir à ses côtés un mâle si calme malgré la situation. Avoir des félins tous plus paniqués les uns que les autres n'aidait pas à faire correctement son travail. Or, le rang de guérisseur demandait un sang-froid à toute épreuve.

« Si vous croyez que je vais attendre sagement ici qu'on me l'amène,vous vous plantez la griffe dans l'œil ! » répondit sauvagement la guérisseuse, d'un ton habituel pour elle. Les membres du clan de la Rivière avaient appris à s'y faire. Elle était ainsi, libre comme l'air et sauvage comme la tempête; personne n'avait jamais réussi à la faire changer. C'était bien simple : tous ceux qui avaient essayé avaient été chassés à coup de pierre ou de mousse imbibée de bile de souris ! Mais ils l'aimaient comme cela. A vrai dire, cela dépendait des chats : certains n'avaient toujours pas accepté son caractère si désagréable.
Sans plus attendre, Rayures de Trèfle sortit de sa tanière en emportant la trousse de secours habituelle : racines de cerfeuil au cas où le chaton se plaindrait de maux de ventre, feuilles de pissenlit s'il était bénéfique pour lui de dormir et, ainsi, de mieux se remettre de sa maladie, etc etc.

Elle courait à perdre haleine à travers champs, plaines et sous-bois, grimpant par-dessus les racines enchevêtrées et se faufilant entre les buissons épineux. Le froid lui lacérait le museau et le sol glacé lui abîmait les coussinets; on était à la fin de la saison des neiges, mais celle-ci démontrait à tous qu'elle n'était pas encore partie.
Enfin, la patrouille chargée de ramener le chaton au camp apparut à l'horizon; Rayures de Trèfle accéléra l'allure afin de se retrouver plus vite auprès d'eux. Le guerrier qui tenait dans sa gueule le chaton gémissant s'arrêta et posa son lourd fardeau au sol, s'attendant à ce que la guérisseuse lui demande un rapide constat des faits.

« Mais que fais-tu !??? » lui cria t-elle au contraire, en lui ordonnant immédiatement de reprendre le nouveau-né dans sa gueule. « Tu crois qu'on a le temps de s'arrêter !? Allez, vite, au camp ! » cracha t-elle ensuite, supportant sans ciller le regard méprisant que lui lança le guerrier; apparemment, celui-ci n'aimait pas qu'on lui donne des ordres. Il prit pourtant sur lui et se remit en marche.
Pendant que la petite troupe féline marchait en direction du camp, Rayures de Trèfle examinait le petit des yeux. Celui-ci avait un poil hirsute, comme s'il était ébouriffé : signe évident de maladie. Mais ce qui montrait que c'était davantage qu'un poil mal lustré, c'était la brillance totalement absente de ses poils. Il était donc bien malade; mais de quoi ? C'était la question primordiale.
Soudain, le petit au poil roux fut pris d'un sursaut qui étonna le guerrier qui le portait; il le lâcha, le laissant tomber lourdement au sol. La guérisseuse se précipita sur lui, non sans lancer un regard haineux vers le guerrier au passage. Une quinte de toux agita le corps frêle du chaton tandis qu'il gémissait, la douleur lui lacérant les poumons.
Le verdict fut direct.

« C'est le mal vert. » affirma sans émotion Rayures de Trèfle, écoutant sans broncher les cris de peur de ceux qui l'entouraient. Elle regrettait soudainement la présence d'Océan Salé.
Mais le temps n'était pas aux regrets. Il fallait agir. La guérisseuse en avait marre de cette terrible maladie, qui l'avait narguée tout l'hiver en lui rappelant le nombre de vies qu'elle avait remporté au combat. Un combat inégal et injuste; mais il n'y avait pas de justice au pays du mal vert.
« Museau Brillant, prends avec toi Nuage Épineux et courez à la ville des bipèdes me chercher un gros paquet d'herbe à chat » ordonna t-elle sans réfléchir davantage, cherchant du regard un tronc d'arbre hérissé de mousse qu'elle pourrait arracher afin de fabriquer un lit de fortune au petit malade. Il n'était pas question de le ramener au camp : il risquerait de contaminer tout le monde. Il devait d'abord prendre son remède, et enfin il pourrait être installé au sein de l'accueillante tanière du guérisseur. En attendant, ils devaient tous rester ici, sous la pluie déferlante.

Museau Brillant et Nuage Épineux revinrent rapidement, chacun tenant dans sa gueule un imposant ballot d'herbe à chat. Rayures de Trèfle s'en empara sans un mot et, après l'avoir préparé avec soin de sorte que le chaton prenne le remède sans rechigner, elle fit avaler le liquide verdâtre au malade. Celui-ci toussa, poussa un râle de soulagement, et s'endormit.

Il était temps de rentrer. La patrouille arriva au camp épuisée, trempée par la pluie; le petit malade, nommé Petit Espoir, fut installé à l'écart dans la tanière du guérisseur. Rayures de Trèfle lui faisait avaler, régulièrement, sa dose d'herbe à chat. Il fallait qu'il se rétablisse; ce qui était déjà le cas. Bientôt, il serait sur pattes, prêt à raconter son histoire.
La guérisseuse ne ressentait pas d'émotion particulière. Elle ne faisait que remplir sa clause du contrat : sauver des vies, contre la protection du clan. Mais quel était le prix de cette vie en meute ? Rayures de Trèfle tenait plus que tout à sa liberté; et plus elle entrait dans la vie en communauté, plus elle abandonnait cette part d'elle-même. Qui était-elle ? De quel endroit venait-elle, avant de tomber dans le torrent qui l'avait menée ici, attirant le clan de la Rivière à elle ?
Comment pourrait-elle se réjouir d'une vie saine et sauve sans savoir de quoi elle devait se réjouir ?
L'esprit de Rayures de Trèfle était très complexe; chacun au clan l'avait compris, et beaucoup étaient ceux qui avaient abandonné l'idée de la cerner. On se contentait d'apprécier son humeur légère des bons jours; et on espérait, chaque soir, que demain serait l'un de ces jours...

La guérisseuse, après avoir administré à Petit Espoir son remède quotidien, le contempla quelques secondes, comme si elle essayait de reconnaître en lui une part d'elle-même. Lui aussi était arrivé par la rivière; de lui non plus on ne savait rien. Peut-être venait-il du même endroit qu'elle ?
La jolie minette haussa les épaules et se détourna de lui. Comme tous les autres, elle ne s'y attacherait pas. A quoi bon. Sans plus s'attarder sur le petit nouveau du clan, elle s'empara d'un gros ballot d'herbe à chat et fit le tour du camp : il n'était pas question que le mal vert revienne la narguer.

« Mieux vaut prévenir que guérir » murmura quasi-silencieusement la jeune femelle, un fin sourire étirant ses babines. Elle commencerait sa campagne de prévention du mal vert à la pouponnière; elle s'y ferait également remarquer par son incorrigible humeur. Elle dissimulait la minette qu'elle était vraiment derrière une froide distance qui lui permettait de rester libre.
L'infidèle guérisseuse aux rêves si sauvages.