Décidemment, ses pattes l'amenaient souvent du côté des Quatre Chênes ces derniers temps. Le félin se posa en haut de la clairière, se demandant pourquoi son inconscient cherchait tant à l'y amener. Qu'y avait-il de particulier ici? Ah oui, la dernière fois qu'il y était venu, il avait rencontré une féline pour le moins... particulière. Et il y avait ces odeurs mélangées qui l'intriguaient. Mais si c'était pour se faire attaquer comme l'autre fois... Quoique, il était remit maintenant, et ce n'était pas une bagarre qui lui faisait peur. Cette constatation faite, il se traita d'idiot pour avoir pensé à rebrousser chemin juste à cause de ça. Il était un solitaire bon sang! Enfin, normalement. Là, pour quelques temps, il avait intégré le clan de la Rivière, parce que leur guérisseur lui avait sauvé la vie après l'attaque d'un renard. Et il était en tort dans le sens où il se trouvait alors sur leur territoire. Pas de quoi fouetter un chat, mais Coeur Sauvage avait promis de "payer sa dette" ainsi. Et si il ne faisait absolument pas confiance aux autres chats, de clan ou pas - surtout de clan en fait, il ne les connaissait absolument pas - il n'avait qu'une parole et la respectait.

Le jeune chat se mit donc en route sans trop de discrétion, histoire que, si quelqu'un s'y trouvait déjà, il ne prenne pas son arrivée comme une agression. Manque de bol, il fut quand même mal accueillit : une jeune femelle, solitaire, une vraie elle, se trouvait là, et vu le fumet qui flottait dans l'air, elle était en train de chasser une souris.

-Que fais-tu ici ? Tu as fait partir ma proie ! Tu as l'air bien mieux nourri que moi, mais ce n'est pas pour ça que je suis plus faible ! Si il faut me battre, alors je me battrais !

Coeur Sauvage la regarda sans comprendre, comme il l'avait fait avec la chatte au même endroit des jours plus tôt. Lui-même pouvait être agressif, surtout avec ses congénères, mais il ne comprenait pas la paranoïa des félins d'ici. A peine voyaient-ils un chat arriver qu'ils se hérissaient l'échine! Alors que mince, déjà, ici, c'était sensé être un territoire de clan, et d'après le peu qu'il en savait, c'était une terre libre où les combats étaient interdits. A moins qu'il ai entendu parler de trêve temporaire, va savoir.

- Ici? Mais je suis sur mon territoire, enfin, sur le territoire du clan de la Rivière, qui est donc aussi le mien et qui s'étend jusqu'aux chênes là-bas. Je devrais plutôt te retourner la question et, pour le moment, je ne vous pas de raison valable de me battre, mais si tu y tiens...

Coeur Sauvage s'arrêta là, mais il savait qu'un solitaire, même maigre, pouvait être un combattant tout à fait redoutable. Lui était assez bien nourri, du moins pour un chat sauvage et pour la saison, puisqu'il était encore chez le guérisseur et donc qu'en tant que blessé, il avait la priorité sur les proies ramenées au camp, ce qui était bien pratique d'ailleurs.

Pour une fois, comme il avait affaire à quelqu'un de plutôt jeune, Coeur Sauvage avait moins cherché à cacher ses émotions que d'ordinaire. De toute évidence, ce n'était pas un mal puisque la femelle se détendit pour prendre un air amical.

-Je suis désolée, je ne voulais pas t'agresser. Je ne m'étais pas rendue compte que j'avais pénétré sur tes terres ! Quel idiote je suis. Au fait, je m'appelle Nuage de Crépuscule.

Elle reconnaissait facilement ses erreurs, une qualité plutôt rare. Mais tant de franchise avait plutôt l'effet inverse sur Coeur Sauvage : le souvenir de la manipulation dont il avait été victime était encore trop frais dans son esprit pour qu'il fasse confiance aux dires du premier félin venu. Mais a priori, pas de danger. Et puisqu'elle se présentait... La méfiance n'empêchait pas la politesse, non?

- Joli nom, bon choix.

Le regard du félin s'attarda sur celui de la dite Nuage du Crépuscule.

- Je suis Coeur Sauvage.

Le mâle voyait facilement que la petite était fière de son nom. Il devinait facilement d'où il lui venait : son regard avait la même couleur que celle du soleil agonisant chaque soir. Et elle devait aimer ce moment de la journée vu son ton et son air fier.

-N'empêche, tu as fait partir ma proie. Hé ! Si on faisait un concours ? Le premier qui ramène une proie ici, aux Quatre Chênes, a gagné. Si tu gagnes, je te laisse tranquille. Mais si tu perds...alors tu m'attraperas un poisson, et je pourrai le manger !

Coeur Sauvage agita les oreilles pour marquer sa surprise. Un concours? Ca, il pouvait y participer sans risque, et c'était plutôt amusant. En plus, si un félin aussi jeune qu'elle manipulait déjà les autres, alors il ne pourrait plus avoir confiance en personne...

-Tu vas par là, vers le soleil, et moi par là, tout droit. On se retrouve ici quand on a débusqué une proie. Mais on n'a pas le droit d'attraper du poisson, sinon c'est trop facile pour toi ! Alors, tu acceptes ?

Le regard du guerrier s'étrécit. Il n'était pas contre l'idée de concours, mais hors de question qu'une inconnue lui donne des ordres! Déjà qu'il devait obéir à "son" chef... Bon, en fait, pas vraiment, il se contentait de ramener des proies au camp dès qu'il le pouvait et de surveiller par la même occasion qu'il n'y avait pas d'intrus, mais même. Avant d'être guerrier, il était solitaire, et il ne c'était jamais laissé marché sur les pattes. Les rares fois où il avait essayé, ça lui était retombé dessus.

- Ok pour le concours, mais je retourne de mon côté, je n'ai aucune envie de violer le territoire d'autre clans et de m'attirer des ennuis...

Il n'était pas peureux, non, mais pas fou non plus, il avait déjà vu des groupes de deux ou trois félins quadriller son propre territoire, il pouvait donc en conclure que les autres clans fonctionnaient pareil. Et tout chat, du moment qu'il a assez à manger sur son propre territoire, évite de violer sans raison celui des autres.

- Ne t'inquiète pas, promis, je ne touche pas aux poissons!

Coeur Sauvage pris un air amusé. Si elle savait! Il était bien plus doué et expérimenté en chasse qu'en pêche, et il avait d'ailleurs intérêt à gagner si il ne voulait pas se couvrir de ridicule en essayant de pêcher. Surtout que son amour propre n'apprécierait pas trop d'être obligé de chasser pour quelqu'un d'autre. Il trouvait aussi le concours un peu inégal au niveau des récompenses dans chaque cas, mais comme il s'en fichait un peu...

- C'est parti!

Après avoir donné le signal, Coeur Sauvage se hâta vers les buissons, déjà en position de chasse. Evidemment, il ne trouva d'abord rien, leurs odeurs félines ayant fait fuir tout le gibier, mais la chance lui sourit car, quelques longueurs de queue plus loin, il tomba sur le fumet d'une souris. Il se mit aussitôt en position et, sans grapiller aucune étape de la chasse - car il savait que la patience est plus efficace en chasse que son contraire - il s'en approcha discrètement. Malheureusement, le vent tourna, apportant son odeur à sa proie. Coeur Sauvage bondit pour l'empêcher de fuir. La première fois, il la manqua, mais un félin lancé est plus rapide qu'un rongeur : il la cueillit du bout de la patte, la tua et revint aussitôt aux Quatre Chênes avec sa prise. Il avait eu de la chance et n'avait pas mit trop de temps! Est-ce que la solitaire avait été aussi chanceuse que lui? Pourvu que non!

Le guerrier se détendit. La féline était arrivée en même temps que lui. Oh, il n'était pas particulièrement mauvais joueur - quoique, en fait, il n'en savait pas grand chose - mais ça l'aurait un peu vexé de perdre face à plus jeune que soit. Enfin, le hasard lui donnait une leçon quelque part, ils étaient à égalité!

-Bon, nous sommes ex-aequo.

Son air dépité fit sourire le guerrier. La solitaire s'attaqua alors à sa prise, ce qui donna faim à Coeur Sauvage. Il regarda pensivement la prise que son "adversaire" avait dégotté. Ca, c'était de la chance! Et lui n'avait qu'une souris. Plutôt épaisse pour la saison, d'accord, mais même à la bonne saison, en général, pour remplir la panse d'un guerrier adulte, une ne suffit pas. Bah, il aurait le temps de trouver autre chose! Et puis il avait juste un petit creux. Au pire, si il n'arrivait pas à trouver assez, il attendrait. Il savait attendre. Et il voulait ramener au moins une proie au camp, pour pouvoir quitter le clan au plus vite. Il revint vite à la réalité à cause de la jeune femelle qui c'était méprise sur son regard.

-Bon...je suis désolée d'avoir pénétré sur tes terres, au fait. Je voudrais me faire pardonner...tu en veux un bout ?

Nouveau sourire, mais Coeur Sauvage n'avait même pas besoin de réfléchir pour savoir qu'elle serait sa réponse.

- Non merci.

Juste ça. Mais les raisons de son refus était multiples. D'accord, la chatte était plutôt sympathique, mais il était né et avait grandit en tant que solitaire - même si il était encore jeune et donc un peu gamin, le fait qu'il ai accepté le défi d'une inconnue le prouvait - et n'aimait donc pas trop l'idée de se faire nourir par un autre. Déjà qu'il avait à peine l'habitude de la réserve de gibier du clan, même si il devait bien avouer que ce n'était pas totalement idiot.

Pour se pardonner son manque de parole et parce que la vie à plusieurs avait commencé à l'ouvrir, il rajouta, pour se faire pardonner son manque de paroles :

- Je t'aurais bien proposé un poisson quand même mais tu as déjà une belle prise, et en plus, il n'y a pas beaucoup dans la rivière.

Le félin s'allongea avec l'intention claire de manger sa prise. Il rajouta avant, une lueur espiègle dans l'oeil :

- Je ne t'en veux pas d'avoir pénétrer sur nos terres, du moment que tu le reconnais. Et si je ne veux pas pêcher, c'est surtout parce que je me ridiculiserais.

Avouer ses faiblesses. Pour beaucoup, ce n'était pas une bonne idée. Pour Coeur Sauvage, c'était ne pas avoir à se dissimuler. Enfin, pas tout à fait. Il venait de se faire la réflexion qu'avoir un minimum de choses à cacher pouvait peut-être, contre toute attente, être aussi un atout ou servir à mieux dissimuler ses vrais secrets. Ceci dit, ce n'était pas pour ça qu'il montrait à tous le clan ses talents assez pitoyables en matière de pêche, surtout au début de son accoutumance à la vie de la tribu.

Si sa mère le voyait parler et se confier ainsi à quelqu'un dont il ne connaissait pas le nom... Coeur Sauvage commença à manger en songeant que sa mère était sa mère, et qu'il devait suivre sa voie, faire ses choix, pas marcher sur ses pattes. Le goût peu agréable de la viande à la mauvaise saison le ramena à la réalité en même temps qu'une évidence se faufilait jusqu'à son esprit.

- Au fait, je ne me suis même pas présenté. Je m'appelle Coeur Sauvage, et toi?