Chasse à deux, c'est mieux, non ?

Après avoir passé une nuit agitée dans le gîte des guerriers, Cœur de Zéphyr était fatigué, il le ressentait jusqu’au bout de ses moustaches. Son seul souhait était de retourner se rouler en boule dans son nid de mousse chaud et moelleux, à l’abri du vent glacial qui soufflait sur la forêt ce matin-là. Mais un chasseur doit suivre le code du guerrier. Il ne peut se permettre d’être paresseux en pleine mauvaise saison, alors que ses camarades ont besoin de lui pour leur rapporter de la nourriture et les protéger.
Le grand mâle se forçait donc à rester éveillé au milieu de la grande place, sous le promontoire. Ses poils étaient hérissés à cause de la bise, et ses yeux plissés. Roulé en boule, il ne bougeait pas, et attendait en silence, observant les quelques chats qui vagabondaient dans le camp. Nuage de Vigne, un jeune apprenti, apportait une souris apparemment gelée au doyen de la tribu, Œil Blanchi, tandis qu’une reine appelait ses chatons pour qu’ils rentrent à l’intérieur de la pouponnière. Certains guerriers étaient comme lui, à peine sorti de leur tanière, et figé par le froid, ils fonçaient en forêt la mine lugubre. D’autres allaient chercher leur apprenti à l’autre bout de la clairière pour partir à l’entrainement. Tous se hâtaient d’accomplir leurs tâches, sans s’arrêter. Cœur de Zéphyr songea à la belle saison où, au contraire, se prélasser au soleil en bavardant avec les autres était l’une des activités préférées des chats sauvages.
Quand Cœur d’Ours, le lieutenant, apparut accompagné de quelques autres vétérans, le matou tacheté songea qu’il devrait partir lui aussi à la chasse, bien qu’on ne lui ait pas demandé de rejoindre une patrouille. Il voulait faire bonne impression sur ses ainés, leur montrer qu’il servait toujours son clan avec dévouement. Mais partir seul dans la forêt humide, pour chercher des souris à moitié mortes de faim qu’il serait très dur d’attraper étant donné le sol boueux ne le tentait guère... Perdu dans ses pensées, le matou ne remarqua pas qu’une apprentie l’approchait avec prudence, mais aussi avec une détermination farouche.

« Bonjour Cœur de Zéphyr, ça te dirait d’aller chasser avec moi ? »

Le guerrier sursauta, puis tourna ses yeux bleus vers elle. Il s’agissait de Nuage d’Espérance, une novice au pelage argenté qui avait commencé son entrainement il y a peu. Elle lui avait toujours parue vive et sympathique, bien qu’il n’ait pas vraiment eu l’occasion de lui parler. Le matou gris avait pourtant pris l’habitude de discuter avec les novices du clan, car il aimait faire connaissance avec les futurs guerriers. Nuage d’Espérance avait fait exception car ces derniers temps, il était débordé, à cause du gibier rare et des cas de mal blanc chez les anciens. Sa proposition de chasse n’était pas une mauvaise idée... Elle lui permettrait de rapporter de la nourriture au Clan, tout en profitant de la compagnie d’une apprentie qui lui paraissait très aimable. Le mâle tacheté appréciait d’autant plus cette idée qu’elle venait de la jeune chatte elle-même. Bien peu d’apprentis osaient ainsi proposer des sorties aux guerriers. Il appréciait cet esprit d’initiative, qui lui rappelait un peu le sien au même âge. Après un instant d’hésitation, il répondit donc :

« Bien sûr ! Je propose que nous allions au cœur de la forêt, il y a plusieurs clairières giboyeuses. Et ce n’est pas très loin, heureusement, car une trop longue course sur le sol gelé nous ferait mal aux pattes ! »

Il lui adressa un clin d’œil et s’élança dans les bois.

Cœur de Zéphyr après avoir couru jusqu’aux clairières en question, s’arrêta. La petite chatte l’avait suivi en se donnant du mal pour conserver l’allure athlétique du grand guerrier. Il appréciait cette détermination. L’apprentie n’avait apparemment pas fini de le surprendre : à peine arrivés, alors qu’ils étaient essoufflés, elle sentit l’odeur d’une souris qu’il avait déjà repérée, et se mit dans la position du chasseur. Sa position était imparfaite, elle faisait trop porter son poids sur sa gauche, et sa queue était trop haute. Mais pour une novice qui venait de commencer l’entrainement, c’était déjà très bien !
Le mâle gris observa en silence la chasse. Nuage d’Espérance rampa jusqu’à être le plus proche possible du rongeur. Quand elle sauta, la souris sentit le danger et fila vers un buisson proche. Malgré une accélération remarquable, la petite chatte ne put la rattraper. Toute penaude, elle revint vers lui, et murmura :

« Je n’ai pas réussi à attraper ma proie, je suis vraiment nulle. »

Cœur de Zéphyr ne supportait pas de voir l’un de ses congénères, plus particulièrement les apprentis ou les chatons, être malheureux. Sans parler du fait qu’elle se trompait entièrement, son approche n’était pas mal du tout ! Il lui miaula donc, en lui passant un petit coup de langue sur la tête réconfortant :

« Mais non, ne dis pas de bêtises ! Tu es très douée. Il faut juste que tu baisses ta queue et que tu sois plus légère au niveau de ta hanche gauche. La souris ne t’avait pas sentie avant ton bond, et c’est déjà très bien. Je t’assure que tu feras une grande chasseuse. Regarde-moi, je vais te montrer. »

Le guerrier rampa au milieu des buissons et des ronces pendant un long moment, jusqu’à ce qu’il déniche l’odeur d’un rat musqué. En remontant sa piste, il prit garde à avoir une position parfaite, pour servir d’exemple à Nuage d’Espérance. Il déboucha au pied d’un saule, où le rat s’agitait. Cette attaque allait être difficile puisqu’il était placé dans le sens du vent. Mais faire un détour risquait de trahir sa présence étant donné les nombreuses brindilles au sol,  susceptibles de craquer quand il marcherait dessus. Il décida donc de tenter sa chance malgré le vent.
Pourvu que j’y arrive, sinon que pensera Nuage d’Espérance de moi ? Je perdrais sans doute son estime. Aide-moi, Clan des Etoiles !
En quelques pas mesuré, en priant pour que le rat ne détecte pas son odeur, le mâle s’approcha. Au moment de bondir, sa proie releva la tête, la panique brillant au fond de son regard. D’un bond spectaculaire, le guerrier atterrit pile sur la queue du rongeur au moment où celui-ci prenait la fuite. Victorieux, le guerrier se redressa, sa proie dans la gueule.

«  Alors qu’en dis-tu ? On y goûte à ce rat ? lança-t-il. »