Je me tiens là, dans un champ de poussière noire. Elle caresse quelques crânes blafards de ses longs doigts éthérés tandis que le vent la fait valser. Je contemple ce ballet mortel avec une fascination que je ne me connais pas. Une ombre blanche, un spectre, passe dans un éclair. Je la poursuis, convaincu qu'elle m'aidera à sortir d'ici, de cet univers parallèle. Mais à mesure que ma course s'accélère, des images défilent. Tout est inversé, comme si je me trouvais sous la terre, dans une gravité en miroir. Je vois les troncs d'arbres que je connais bien sans savoir comment je parviens à les reconnaître, brûlés, le lit d'une rivière dont les galets noirs se teintent de pourpre, une lueur sanglante dans les feuilles frémissantes d'un chêne solitaire. Le vent gémis et je crois entendre la voix d'Amour d’Enfant, de Nymphe Olympienne, d'une mère oubliée. Je ferme les yeux à défaut de pouvoir devenir sourd, j'atteins la frontière. Je me tiens là, au bord d'une falaise, un roc anthracite, aussi sombre que la poussière qui macule le bleu de mon pelage. En contrebas, d'immenses vagues grises s'écrasent contre la roche, mais j'ai beau guetter le fracas de leur déchirement, je ne parviens qu'à distinguer les voix qui me poursuivent toujours. La bise hurle, j'avance, un peu plus, toujours plus. En haut il y a mon monde, il y a la forêt d'émeraude. Je vois du dessous des cerfs dont les andouillers s’entrechoquent lorsqu'ils montent à l'assaut de l'autre. Je vois le dos des oiseaux et les ruisseaux qui coulent sans jamais se déverser vers moi. Mon sourire s’efface quand je baisse les yeux. En bas il n'y a plus d'océan, il n'y a que le gouffre de l’Apothéose. 

Je me réveille doucement, j'ai froid malgré la chaleur ambiante. Je frissonne et me lève à la hâte, pressé de sortir de cette tanière qui opresse aussi bien mes jours que mes nuits. J'ai l'impression de sentir le goût de la terre noire lorsque je passe ma langue dans ma fourrure alors j'arrête tout en me disant qu'après tout personne n'y fera attention. Je m’étire sans conviction, le regard captivé par les plantes qui s'entassent dans le fond, convaincu que je peux en trouver d'autres. A la sortie j'hésite, je n'ai pas envie de les voir, ces camarades qui n'en sont pas vraiment, je n'ai pas envie de voir le gouffre, gueule béante qui m'effraie au moins autant que l’aruspice. Pas étonnant qu'il ait d'étranges visions à force de déambuler entre ces murs. L'air est chaud et poisseux mais je finis par quitter mon antre, un air de dégoût prononcé sur le visage. Le peu de guerriers qui me croisent m’ignore. Bientôt je pourrais repartir, retourner au Clan du Tonnerre, accomplir ma mission, changer d'atmosphère, je crains de finir par m'y habituer, je crains de ne plus vouloir rentrer. Je me dirige vers la pile de gibier, alerté par le tintamarre de mon estomac. Je ne me rappelle pas mon dernier repas, je dois être famélique, avec des yeux trop grands et trop bleus. Je choisis une grive moins fraîche que les autres, je n'aime pas gaspiller, ces pauvres bêtes sont bien trop malchanceuses pour qu'on les laisse pourrir. J'emporte la dépouille en haut du gouffre, apercevant au passage Nuage des Danses que je préfère éviter, l'altercation de la veille me noue encore la gorge. 

Je me couche au bord du vide, presque comme dans mon rêve, et déplume patiemment mon déjeuner. Le visage couvert de sang, je lève les yeux vers le ciel, presque convaincu que j'y verrais l'étendue de verdure, simplement pour oublier un peu la grisaille de cette triste matinée. Mais il ne s'y trouve rien de tel. Il va pleuvoir, je regarde d'énormes nuages noirs s'amonceler à l'horizon sans rien pouvoir faire d'autre que prier pour que l'averse ne dure pas. J'ai l'impression d'être, morne spectateur, assis devant l'histoire de ma vie, une histoire qui se résume à cela, attendre. J'attends qu'il pleuve comme j'attends que les morts reviennent à la vie, comme j'attends que quelqu'un, un jour, se réveille un matin et dise quelque chose du genre "où est Cavalier Brisé, comment va-t-il, pense-t-il à moi ?". Mais le temps passe, inexorablement, je sais qu'il emmènera la pluie dans son sillage et je sais qu'il viendra dans son grand manteau noir, récupérer les ossements du présent et les remettre dans son sac rempli de surprises. Je sais qu'il agitera le sac, quelques fois encore, et qu’un jour il reviendra réclamer mes propres os, que je disparaîtrai, comme a disparu le souvenir de son visage. J'ai oublié jusqu'à son nom, seul le parfum me reste en mémoire, son odeur, son rire aussi parfois jaillit dans un éclat de lumière avant de retourner croupir parmi les regrets. Quelle aurait été ma vie si elle était toujours à mes côtés ? Si mon corps n'était pas rompu ? Oui le temps passe mais rien de ce que j'ai voulu n'est arrivé. Alors j'attends que quelqu'un prenne ma place.

Nuage du Daim. Il est venu pour cela, apprendre et comprendre que rien n'est éternel, qu'un jour ce sera à lui de se demander : pourquoi avoir choisi cette voie qui ne m'apporte rien d'autre que de trop lourdes responsabilités, qu'une maigre reconnaissance ? Après tout pourquoi s'en soucier ? Qui se soucie de mon sort ? Le pelage fauve et blanc de mon apprenti se profile dans le camp. Il est à ma recherche. J'avais presque oublié que désormais je ne serais plus seul, un peu moins libre à l'intérieur même de ma cage. Je laisse là les restes de ma grive, persuadé que les mouches en feront leur affaire. Je descend presque à contrecoeur, lance un regard au lieu de ma chute et me dirige vers le novice qui a atteint ma tanière. Notre tanière. Il est toujours de dos quand je dis, déjà las à l'idée de la journée qui nous attend, :

"Bon, oublions les discours sur l'honneur et caetera, je suis ton mentor, je vais t'apprendre tout ce que je sais, tout ce dont tu as besoin c'est de curiosité. Ton rôle consiste à observer, me seconder et surtout te préparer à pouvoir agir seul."

Je le contourne, peu soucieux d'entendre sa réponse, de toute façon je n'admet que les réponses affirmatives, et entre dans le buisson pour en ressortir avec de la bourrache, du cerfeuil et quelque tiges de la précieuse ’herbe à chat’. Je dépose le tout devant lui avec une précaution exagérée pour qu'il se rende bien compte que les plantes sont fragiles.

"Je veux que tu sentes ces trois choses une première fois, tâches de bien garder les parfums en tête aussi ignobles soient-ils. Il y a des feuilles de bourrache, de l'herbe magique comme je le dis souvent et du cerfeuil, Je désigne les ingrédients un à un avant d'ajouter, une fois l'odeur enregistrée dans ton petit crâne tu fermera les yeux et je les mélangerait, à toi de les nommer de nouveau par leur nom. Compris ?" 

Je songe à Nuage des Danses,  elle a dû aller s'entraîner elle aussi, ce doit être autrement plus palpitant. J'aimerais que Nuage du Daim et moi puissions nous comprendre sans parler, au premier coup d'oeil comme elle peut le faire. Cela viendra. Je souris. 

"Et au fait, la dispute d'hier, pas question que cela se reproduise, tu dois te vouer au savoir pas à la violence, vous n'êtes plus des enfants."